Épisode 15, Partie I — La chute
C’est en préparant le traîneau que Polaris l’avait remarqué : un type pas très net, encagoulé, qui le surveillait de loin et qui avait filé comme une fouine dès que Polaris avait fait un pas vers lui. Il n’était sûr de rien, évidemment, ça pouvait être n’importer qui. Mais il lui avait tout de même semblé apercevoir pendre à son cou le même pendentif que portait la vieille de Châteaudun, celle qui présidait à cette espèce de culte de Levistus et avait tenté de faire crever une bonne dizaine de villageois dans les geôles du château dont ils s’étaient rendus maître.
C’est pour ça qu’il était resté vigilant tout du long et qu’il avait laissé Boy à la longe, pour qu’il puisse flairer le vent dans toutes les directions. La route pour Hâvredest n’était pas très longue et malgré la neige impossible on y glissait toujours mieux que dans la toundra, mais certains coins restaient tout de même dangereux pour les voyageurs, surtout dans le défilé. L’endroit parfait pour tendre une embuscade. À cet endroit, la route se changeait en ravine encadrée de chaque côté par deux hautes falaises. Alors, quand ils s’en sont approchés, à pas de loup parce que Boy s’était mis à tirer, et qu’ils ont vu cette rangée de congères à six pas des parois quand d’ordinaire elles coulent depuis là haut et s’entassent d’aplomb, Polaris a vite compris. C’était pour eux.
Avec le chariot de Spellix, le détour risquait d’être long, mais il était midi à peine, ça restait une éventualité. Polaris aimait autant, il a dit : « moi j’aime la vie et je la sais brève, je vais pas me frotter à des brigands dalleux, probablement aussi malheureux que les autres si c’est pas plus ». Anatole hocha la tête, il était fier de son petit gars, sage malgré sa jeunesse, plus sage que son oncle qu’a pourtant vu du pays. Loxias, rien à faire, voir des brigands ça le met toujours en rogne, il avait déjà la main à la garde et le bouclier de front. C’est là que le vent a soufflé et avec cette rafale tout a changé d’un coup.
*
Cette odeur, par les dieux et la Toile. Soufre et lavande. Oh, comme il la connaissait. Anatole devint soudain pensif. Il n’avait pas osé en parler à ses amis avant d’en être certain. Malheureusement, le temps de la certitude était venu. Fel, celle qu’il avait protégée depuis sa tendre enfance. Celle qui toute sa vie avait subi les quolibets des gamins idiots pour une paire de corne et une peau couleur de brique. Celle qu’il avait fini par croire tirée d’affaire, correctement logée, nourrie et employée à Châteaudun, devenue jeune fille, mais dont il n’avait pas suffisamment perçu la rancœur, la rancœur envers le monde entier. Celle qu’un culte n’avait pas eu grand mal à recruter sous prétexte de lui donner enfin le moyen de se défendre des gamins idiots. Celle qui les avait vus pénétrer dans le château, celle qui avait voulu appeler la garde avant que Loxias ne la fasse taire juste à temps. Celle qui n’avait pas supporté l’humiliation de voir le seul adulte qu’elle ait jamais aimé lui signifier qu’elle venait de perdre son respect. Fell était là pour lui. Il le savait. Il se tourna vers Polaris et lui annonça qu’ils iraient droit, par le défilé.
« Loxias ? Peux-tu me promettre une chose ?
— Vieux maître ?
— La tifeline doit survivre.
— Et les autres ?
— Les autres ? Je m’en fiche bien. »
Une poignée de secondes plus tard, Perceval prenait son envol et Anatole voyait par ses yeux. Deux à gauches et deux à droites dissimulés dans les congères le long de la route, un en hauteur, sur une corniche, à droite, camouflé dans une anfractuosité de la roche. Et là, à gauche : deux cornes. Il reprit ses sens et attendit que Polaris encoche sa flèche, conformément au plan. La colonne d’Aganazar l’incandescent : cela faisait bien longtemps qu’il ne l’avait pas incantée, mais son grimoire lui remit les mots en mémoire et bientôt le feu s’abattit au sommet de la falaise, à droite, le long de la crête de glace en porte-à-faux. Alors Polaris décocha sa flèche et Evandiferas, le vent du Nord, l’accompagna jusqu’à l’impact. La bourrasque emporta le bloc fragilisé dans les airs qui retomba lourdement sur la crête et emporta dans sa chute des monceaux de neige tassée, jusqu’à la corniche, qui céda, jusqu’aux congères, enfouis en un instant. Il n’en restait plus que trois.
*
Boy à ses côtés, Loxias profita du vacarme insensé de l’avalanche pour s’avancer en courant à couvert de son bouclier. Il lui fallait s’approcher plus, sans quoi la foudre de Helm n’y suffirait pas. À cinquante pieds, les brigands remuèrent. Ils avaient compris que rien de tout ça n’était naturel et que de chasseurs, ils étaient devenus chassés. Les deux sous les congères sortirent de leur cachette mais Loxias s’en moqua, sa foi le protègerait d’eux le temps que Boy et lui réglassent le seul vrai problème en vue : Fell perchée sur sa corniche. Il récita une prière muette et sentit qu’une fois de plus Helm accepterait de lui venir en aide dans son juste combat. Les poils de sa nuque se hérissèrent un instant, l’odeur d’ozone emplit ses narines et du symbole sacré qui embossait son bouclier jaillit l’éclair, qui frappa la corniche et fit dévaler son occupant jusque sur la route.
Il n’eut pas besoin de regarder en arrière vers le vieux Maître pour savoir ce qu’il ressentait en voyant, comme lui, rouler le casque à cornes de la tête du brigand. Anatole s’était trompé. Celui-là ne valait rien et Fell était sous l’avalanche. Il faudrait faire vite pour avoir la moindre chance de la tirer de là. L’instant de réflexion qu’il s’était accordé faillit lui coûter cher : déjà le brigand se relevait, sans son casque mais toujours armé de sa lance qu’il s’apprêtait à envoyer droit vers lui. Une flèche de Polaris l’en empêcha définitivement. Restait les deux autres qui ne crurent pas assez tôt ce combat perdu pour eux. Boy à ses côtés, il percuta le premier si vite que celui-ci s’effondra sous le choc comme un mannequin d’entraînement. Une flèche fusa à ses oreilles, une autre se planta dans le bouclier. La troisième aurait pu être la bonne, mais Anatole intervint : deux fléchettes bleutées écartèrent le bras de l’archer au dernier moment. Le temps qu’il rencoche, Loxias était sur lui. C’en était fini.
« Boy ! Cherche ! Cherche ! » C’était Polaris, qui s’affairait déjà, sur le monticule de neige, à dégager le chemin que lui indiquait son chien. « Boy la trouvera, Helm y pourvoira. » Loxias voulait avant tout rassurer le vieux Maître, qui attendait, anxieux, l’aboiement libérateur de Boy. Le temps manquait, mais tout n’était pas perdu, encore. Boy aboya. Loxias vit Anatole courir comme il ne l’avait pas vu faire depuis bien longtemps, et aider Polaris à sortir la tifeline, sonnée, mais vivante. Il ne lui laissa pas le temps de se réveiller d’elle-même.
« Écoute-moi bien, jeune fille… la sermonna le vieux maître, rouge de colère, en lui tenant la tête des deux mains. Ne t’avise plus jamais de te dresser sur mon chemin ! Tu as maintenant deux solutions. À l’est : le retour vers ce culte misérable, la poursuite de cette rage du monde qui te détruit, et au bout : la mort. Peut-être de mes mains. À l’ouest : le retour chez moi, à Montandre. Une grande période de réflexion, quelques conversations avec un être qui certainement t’expliquera comment tenir aux siens vaut mieux que toutes les colères, et au bout : la vie. Choisis ! »
Fell n’ouvrit pas la bouche, mais c’était inutile. Loxias percevait le chagrin qui lui embuait les yeux, la honte qui lui rougissait les joues et son cœur tourmenté qui s’apprêtait à fondre. Il se tourna vers Polaris. « La route est-elle sûre jusqu’à Montandre, pour elle seule ?
— Mon oncle, la route n’est jamais tout à fait sûre, mais si elle va d’un bon pas, elle y sera avant nuit noire. Elle aura évité le pire. »
Loxias l’aida à se relever et vérifia son état. Rien de cassé. Quelques contusions passagères. Mais cela ne le rassura pas tout à fait. À ses côtés, Anatole reprenait petit à petit les couleurs du calme. Il l’interrogea du regard.
Un roucoulement se fit entendre et Perceval vint se poser sur l’épaule de Fel. « Va, Fel, lui dit le vieux Maître. Perceval te guidera jusque chez moi — et avec lui Sahrane te laissera rentrer. Qu’il revienne à moi dès que tu seras en sécurité. »