Climatisation en France : quand l’idéologie tue
Chaque été, des milliers de Français meurent de la chaleur pendant que le pays refuse la climatisation, au nom d’arguments écologiques largement infondés. Décryptage d’une hallucination collective.
Le sujet est en passe de devenir un lugubre « marronnier » : chaque été désormais, la France compte ses morts. Plus de 5 000 Français ont succombé à la chaleur en 2023, plus de 7 000 l'année précédente. En ce début d'été 2025, on anticipe déjà l'hécatombe provoquée par la
canicule précoce qui fait
suffoquer depuis des jours les plus vulnérables, des Ehpad aux écoles. Les élus, rassemblés partout en cellules de crise, osent des mesures radicales : numéro vert, distribution de brumisateurs, bâches colorées tendues sur la voie publique, comme à Lyon, où la mairie EELV a dépensé 1,5 million d'euros pour « rafraîchir » une mince parcelle de la place Bellecour avec « une œuvre de tissage. » La ministre de l'Éducation, Élisabeth Borne, appelle à la « vigilance » et recommande de ne pas utiliser les salles de classe dont les fenêtres donnent en plein soleil. Déjà bonne
dernière au classement Pisa, la France envisage sérieusement de fermer à l'avenir ses établissements scolaires en cas de fortes chaleurs, l'impact délétère des hautes températures sur la concentration et les apprentissages étant avéré. Dans les médias, on s'indigne
des « bouilloires thermiques », on accuse les pouvoirs publics, on conseille de boire frais et de mouiller ses taies d'oreiller, et (bien sûr !) on lance l'alerte : « Vite, des ombrières ! » Les micros-trottoirs se multiplient à la télévision : « Je résiste à la clim, parce que ce serait pire, mais c'est dur ! » confie une jeune mère en nage à BFMTV. Comment ça, « pire » ? Comment cette idée fausse a-t-elle pu s'incruster aussi profondément dans les esprits ?
Pour quiconque a en tête les ordres de grandeur liés aux enjeux de l'adaptation au réchauffement climatique, le niveau du débat apparaît « consternant », selon les mots du climatologue François-Marie Bréon. Car oui, le climat de la France se réchauffe, plus vite que la moyenne mondiale : en métropole, le réchauffement moyen attribué au changement climatique sur la décennie 2013-2022 est déjà de + 1,7 °C par rapport à la période préindustrielle,
documente Météo-France, et la croissance des émissions mondiales de CO2 ne permet pas d'entrevoir un retournement de la courbe. Oui, les vagues de canicule, qui ont doublé en France depuis 2000, vont être de plus en plus fréquentes. Mais non, lutter grâce à la climatisation ne serait pas « pire »… C'est tout l'inverse : la France est sans doute, de tous les pays frappés par les effets du réchauffement, celui qui dispose des meilleurs atouts pour la développer, quasiment sans impact sur l'environnement. Une électricité décarbonée, abondante, des normes draconiennes… Tour d'horizon des fausses informations, blocages et idées reçues qui conduisent notre pays à préférer compter annuellement ses morts plutôt que de s'adapter, contre toute rationalité.
Fausse idée numéro 1 : la France est déjà bien équipéeUn foyer sur quatre (25 %) serait équipé d'un climatiseur, affirme l'Ademe, contre 90 % des foyers japonais ou américains. Mais l'Ademe se base sur un simple sondage, réalisé à l'été 2020 auprès de 800 personnes. Le Ceren (Centre d'études et de recherches économiques sur l'énergie), qui compile des données énergétiques détaillées à partir de relevés de consommation et d'enquêtes auprès des gestionnaires de réseaux, estimait en 2023 le taux d'équipement entre 18 % et 22 %. Mais la majorité de ces « équipements » sont de petits appareils mobiles, « qu'on déplace d'une pièce à l'autre, peu efficaces et peu coûteux », précise l'organisme. « En réalité, seuls 4 % des foyers français sont équipés d'un système fixe », soumis à une maintenance, corrige Cyril Radici, à la tête du Synasav, le syndicat des entreprises spécialisées dans la maintenance de ces équipements.
Fausse idée numéro 2 : « La climatisation représente 7 % des émissions de GES »C'est l'argument massue de tous les opposants à la climatisation. Le chiffre est exact, documenté par l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Mais il concerne… Le monde entier ! Or il est totalement faux pour la France. Contrairement aux États-Unis, à l'Allemagne, à la Chine ou à l'Inde, dont les systèmes de climatisation sont alimentés par une électricité lourdement carbonée (obtenue à partir du charbon, du fuel ou du gaz), la France dispose d'un mix décarboné à 95 %, grâce au nucléaire et aux énergies renouvelables.
Les données du Ceren montrent que la climatisation résidentielle, en France, représente exactement 1 % de la consommation énergétique finale du secteur résidentiel. Soit 4 TWh par an – 6 TWh en incluant le secteur tertiaire.
Selon
le Citepa (rapport Secten, 2023), l'organisme chargé des inventaires d'émissions nationales et dont les données font référence, les émissions liées aux systèmes de refroidissements en France, tous usages confondus (y compris la réfrigération industrielle et le transport réfrigéré) représentent environ 3,6 % des émissions nationales, soit 20 MtCO2e. La part de la climatisation résidentielle ne représente qu'une fraction de ce total… Qu'on peut estimer à 2 % des émissions nationales ! Même en cas de développement massif atteignant 55 % des logements équipés en 2050, « la situation en France devrait demeurer durablement différente de celle des États-Unis ou des pays du sud de l'Europe », confirme RTE.
D'autant plus que la législation évolue rapidement. Les HFC (hydrofluorocarbones), ces fluides réfrigérants utilisés dans les climatiseurs, auraient un potentiel de réchauffement global (PRG) jusqu'à 2 088 fois supérieur à celui du CO2, lit-on régulièrement. D'abord, ce chiffre n'est plus valable. Le
règlement F-Gaz interdit depuis 2025 l'usage de fluides dont le PRG est supérieur à 750. Mais surtout, au 1er janvier 2027, « la nouvelle réglementation interdira à la vente tous les groupes de froid d'une puissance inférieure à 12 kW, s'ils contiennent des HFC dont le PRP dépasse 150 », explique Tugdual Papillon, secrétaire général du Snefcca, le Syndicat national des entreprises du froid, d'équipements de cuisines professionnelles et du conditionnement de l'air.
Les vendeurs de climatiseurs s'y préparent depuis des années : l'Europe a accompagné une politique de certification et de mise en place de normes minimales de performance et de labels « qui s'est révélée particulièrement efficace », indique l'Agence internationale de l'énergie. « Dans les pays et régions dotés des programmes les plus anciens, comme l'Union européenne, ces politiques ont contribué à réduire de plus de moitié la consommation d'énergie des climatiseurs. » Dans son scénario « optimiste », l'Agence estime que les rejets de CO2 dans l'atmosphère liés à la climatisation pourraient se « limiter » demain à 148 millions de tonnes en 2050, contre plus de deux milliards de tonnes si rien n'avait été entrepris.
Il faut enfin comprendre qu'en pratique, ces fluides fonctionnent en circuit fermé et ne s'échappent qu'en cas de fuite ou de mauvais entretien. Sans fuites, pas d'émissions de GES. Zéro. Rien.
Fausse idée numéro 3 : « C'est de la surconsommation énergétique »Oui… Et non. En été, la France produit plus d'électricité bas carbone que nécessaire : ses panneaux solaires tournent à plein régime, comme ses centrales nucléaires, au point qu'elle doit payer les pays voisins pour la débarrasser de ce surplus d'électricité, bradé sur les marchés
à des prix négatifs. L'an dernier, la France a ainsi exporté 90 TWh d'électricité.
Dans ses projections pour 2050, le gestionnaire de réseaux RTE l'écrit noir sur blanc : « Nos analyses ne font pas apparaître de contraintes d'approvisionnement spécifiques aux vagues de chaleur », y compris avec un triplement de la climatisation d'ici 2050 : les pics estivaux n'approcheraient que 35 GW – soit moins de la moitié des pics hivernaux actuels.
Par ailleurs, les pompes à chaleur réversibles – qui chauffent l'hiver et refroidissent l'été – étant deux à quatre fois plus efficaces que les chaudières à gaz, et trois à cinq fois plus que les radiateurs électriques, équiper massivement la France de climatisation réversible pourrait même réduire notre consommation énergétique globale, souligne Pierre Marty, maître de conférences en transition énergétique à l'École centrale de Nantes. « Si la climatisation vous permet de vous chauffer sans utiliser votre gaz en hiver, c'est très pertinent. »
Fausse idée numéro 4 : « Ça crée des îlots de chaleur urbains »Voilà l'épouvantail favori des opposants : en rejetant de l'air chaud à l'extérieur, la climatisation réchaufferait les villes de 2 °C, renforçant l'effet délétère des îlots de chaleur. Le chiffre est bien réel… Mais c'est à Tokyo qu'il a été mesuré, après neuf jours consécutifs de canicule extrême, dans des zones ultra-denses où 90 % des habitants sont équipés ! À Phoenix, aux États-Unis, où quasiment 100 % de la population est équipée, une modélisation a estimé que la climatisation contribue à environ 1 °C d'augmentation de la température nocturne en été, dans les zones urbaines.
Qu'en est-il de la France ? Différentes études conduites à Paris, Dijon, Nice ou Toulouse, cherchant à estimer l'effet des climatiseurs dans des scénarios où 50 % des bâtiments seraient équipés, anticipent une augmentation de température de 0,2 à 1 °C en moyenne, principalement la nuit, et uniquement dans les zones les plus denses – dépassant les 10 000 habitants au km2. En dessous de 5 000 hab/km2, l'effet est indétectable. En ville, il reste largement inférieur au rôle joué par l'asphalte ou par les transports. En tous les cas, le problème ne se pose absolument pas sur la majeure partie du territoire, la France comptant en moyenne 121 habitants/km2.
Fausse idée numéro 5 : « C'est de la maladaptation »En se basant sur ces données mondiales, de nombreux acteurs politiques, y compris au gouvernement, considèrent la climatisation comme « un symbole de maladaptation », et le Plan national d'adaptation au réchauffement climatique,
dont la 3e version a été présentée en mars 2025, évite soigneusement de la promouvoir, puisqu'elle « augmente (rait) la consommation énergétique » et « transfère(rait) la chaleur vers l'extérieur ». Nous venons de voir ce qu'il faut penser de ces arguments en France.
Cette posture révèle une certaine hypocrisie, s'agace François-Marie Bréon, physicien-climatologue au Laboratoire des sciences du climat. « Personne n'aurait l'idée d'interdire le chauffage l'hiver au prétexte que c'est de la “maladaptation” au froid. Personne ne propose de supprimer les manteaux ou l'isolation thermique. Il n'y a aucune raison objective d'estimer acceptable de se chauffer en hiver et pas de se refroidir en été. »
La vraie maladaptation ne serait-elle pas de laisser mourir nos concitoyens les plus vulnérables ? Une étude
parue dans The Lancet estime à 195 000 le nombre de vies sauvées dans le monde en 2019 grâce à la climatisation. « Dans un monde où les températures vont être de plus en plus élevées, une climatisation raisonnée, installée intelligemment, fait partie du panel de mesures d'adaptation retenues par le Giec », rappelle le climatologue.
Une
simulation du Paris de 2100 en pleine vague de chaleur le démontre : sans climatisation, les Parisiens seraient exposés à un stress thermique intense 15 heures par jour à l'extérieur, et plus de 7 heures à l'intérieur. Avec des systèmes de climatisation réglés à 23 °C, cette exposition chuterait à zéro en intérieur.
Le gouvernement met l'accent sur des alternatives « passives » d'adaptation. Pourtant, selon cette étude, la conversion de 10 % de Paris en parcs et l'isolation massive des logements réduirait seulement de 1 h 23 le stress thermique à l'intérieur, pour des coûts colossaux… et une faisabilité douteuse : toute l'eau potable de la région parisienne ne suffirait pas à arroser ces nouveaux espaces verts lors des canicules. « À part quelques astuces qui vont consommer beaucoup d'eau, les alternatives possibles permettent seulement de ralentir la montée de la température », détaille Pierre Marty, qui enseigne également la thermique des bâtiments. « Cela peut suffire lors de petites canicules au milieu d'une période très fraîche. L'isolation ne protège qu'un temps. Quand la chaleur est installée, absolument rien, sinon la climatisation, ne peut refroidir l'air. »
La véritable urgence : sauver des viesDerrière ces querelles de chiffres se cache une réalité crue : la France tue par négligence. 47 690 morts de la chaleur en Europe en 2023, où les étés sont particulièrement meurtriers : la chaleur y tue plus qu'en Arabie saoudite – où la climatisation, pour le coup très polluante, est généralisée. Dans les Ehpad, 60,7 % des établissements ont été « thermiquement inconfortables » durant l'été 2022.
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Jacques Baudrier, adjoint à la maire de Paris, évoque 10 millions d'euros par école pour « adapter les bâtiments existants ». Une estimation pharaonique, qui inclut des rénovations lourdes. À l'inverse, « climatiser une école de 5 classes coûte entre 25 000 et 60 000 euros, selon le bâti et les systèmes choisis », précise Cyril Radici. L'entretien annuel représente 2 000 à 5 000 euros. « Grâce à notre électricité bas carbone, la France pourrait développer la climatisation la plus vertueuse du monde », pense-t-il. « Mais on a du mal à avoir un débat rationnel sur cette question, et à penser les façons d'y parvenir. Culturellement, la climatisation reste perçue comme un confort superflu. » L'Agence internationale de l'énergie documente pourtant qu'en limitant le refroidissement des climatiseurs à 27 °C au lieu de 22 °C, leur consommation serait réduite de moitié. N'allumer les systèmes qu'à partir d'une température extérieure de 30 °C extérieurs la réduirait des deux tiers. En d'autres termes : une climatisation intelligente et mesurée est possible.
« Le problème n'est pas de savoir s'il faut être contre la climatisation, mais de savoir comment certaines personnes pourront vivre avec ces températures », résume justement Tugdual Papillon. La réponse est simple : en arrêtant, peut-être, de diaboliser une technologie qui sauve des vies.