Erwan G a écrit : ↑mer. oct. 22, 2025 12:27 pm
Je ne reprends pas les points avec lesquels je suis d'accord, parce que je trouve que tu les as excellement bien présentés. Je reprends juste mes points de désaccord.
C'est toujours un plaisir de parler des Sopranos.
En revanche, je crois que j'ai oublié un thème : celui de la religion. Je profite de ton message pour détailler.
Religion: tout me porte à croire que David Chase, le créateur de la série doit avoir quelque chose contre l'Eglise Catholique, voire contre la religion en général. Dans les Sopranos, la religion et de l'Eglise catholiques font partie du décor, ce qui fait sens dans ce petit monde italo-américain. Si Tony se définit comme un "Catholique strict", son épouse Carmela peut être décrite de Catholique mondaine (qui participe à la vie de sa paroisse chic: participe à des réunions, organise des soirées de charité et est l'amie du Père Phil). Ce qui se dégage c'est l'hypocrisie de ces deux paroissiens un peu spéciaux qui ne vivent pas vraiment leur vie dans le sens prôné par les Evangiles. L'autre aspect, plus critique, c'est que l'Eglise catholique est à plusieurs reprises présentées comme un miroir de la Mafia. Les deux organisations ont en commun des traditions anciennes et sacrées qui non seulement se heurtent au monde moderne mais qui sont de plus largement trahies par ceux censés les maintenir. Ainsi, non seulement un boss d'une famille new yorkaise, se plaignant du non-respect des usages mafieux, déclare 'We bend more rules than the f...ing Catholic Church", mais à l'inverse, le prêtre d'une église catholique locale se comporte avec un membre de l'organisation Soprano comme un racketeur lorsqu'il lui demande une plus grande contribution pour présenter une relique à une fête patronale. Si la question du Salut taraude parfois les protagonistes, ce qui permet d'apprendre que l'Enfer pourrait être un pub irlandais où l'on perd tout le temps aux fléchettes, on n'y redoute guère l'Enfer. Les bonnes oeuvres, les donations servent d'assurance de l'âme et une logique de marchand de tapis est appliquée à la religion. Ainsi, un superstitieux tueur de l'organisation demande à son prêtre pourquoi ses généreuses donations ne le protègent pas des fantômes de ses victimes qui le poursuivent, ainsi qu'il lui a été révélé lors d'une séance de spiritisme... Le catholicisme n'est pas la seule cible de cette satyre. Les Hassidith avec laquelle l'organisation Soprano noue des liens sont décrits comme des gens certes coriaces mais pas moins criminels et mesquins que leurs associés italiens. Chase n'épargne pas non plus l'athéisme car le doute nietzchéen sur l'existence de Dieu qui se saisit d'Antony Jr est vite dissipé lorsque le jeune lycéen apprend qui était Nietzche (un raté selon les standards de son milieu). On pourrait probablement isoler tous les passages de la série qui traitent de religion et avoir un portrait anthropologique et sociologique intéressant des pratiques religieuses modernes.
Orlov a écrit : ↑mar. oct. 21, 2025 9:21 pmLe capitalisme : Tony se décrit comme un capitaliste. Ses idéaux sont ceux de Trump : le profit, la réussite et le bling bling parce qu'il pense qu'ils équivalent au bonheur. Mais comme le président, son rêve américain est un cauchemar pour la société, un cancer qui la corrompt.
(...)
L'histoire des EUA: les Sopranos descendent d'un ancêtre venu d'Avellino en Campanie, ils sont fiers de leur héritage et estiment que la société américaine leur doit une place en raison du travail laborieux de leurs ancêtres immigrants. Évidemment, cela se traduit par du mépris et du racisme envers les autres communautés vues comme des assistés. Cela se traduit également par la défense contre la pensée moderne que cela concerne le couple, la sexualité ou le récit national qui n'est plus celui des années 50. D'où une de mes répliques préférées quand Antony, le fils, explique à son père que son professeur lui a raconté en cours d'histoire que Colomb n'était pas qu'un explorateur mais un type avide d'or et ayant permis la réduction en esclavage des Indiens. Tony lui dit en substance " Peut-être que, dehors, tout le monde pense que Colomb est un assassin, mais ici, dans cette maison, ça sera un héros. Point final".
C'est là que je ne suis pas d'accord et je te propose une autre piste de lecture : la mafia, c'est avant tout une société initiatique. Elle repose sur des valeurs, des rituels qui sont importants. Les membres sont des "frères", ils sont unis et se doivent assistance, tant qu'ils respectent la hiérarchie et qu'ils ne font pas trop de connerie. Des valeurs morales, il y en a plein : le respect de la parole donnée, le respect de la hiérarchie, l'importance de la famille (au sens propre comme au sens figuré) mais également des valeurs que nous regardons d'un mauvais oeil aujourd'hui : la virilité, essentiellement, qui se traduit par le fait que tu agis bien avec les filles avec lesquelles tu couches, que tu couches avec des filles que tu peux afficher auprès de tes amis et tu camoufles tes histoires vis à vis de ta femme, que tu respectes (sur des valeurs affichées). Ceux qui ne respectent pas ces valeurs ou qui, s'ils les ont enfreintes, ne reconnaissent pas leurs torts, meurent. C'est une parole donnée : on te protège, t'aide jusqu'à ce que tu aies un comportement que l'on ne peut pas cautionner.
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Certes, mais je crois que la scène d'initiation (qui est saisissante) et sa suite (le banquet avec le spectacle lesbien) montrent, à mon avis, toutes les limites d'une lecture qui ferait de la Mafia une organisation structurée par des principes. Après la cérémonie quasi religieuse (qui rattache d'ailleurs l'organisation Soprano d'avantage à la Camorra qu'à Cosa Nostra) qui inclut de prêter serment tout en brûlant l'image d'un Saint (Saint Antoine si je me souviens bien), tout ce qui suit dans cet épisode montre l'hypocrisie ambiante. D'abord la cérémonie profane montre l'hypocrisie du regard masculin: le show érotique lesbien (d'ailleurs j'y pense maintenant, mais il y a beaucoup de scènes impliquant des strip-teaseuses et cela peut constituer un obstacle pour qui veut regarder cela avec ses ados, par exemple) est déjà caractéristique d'une certaine hypocrisie masculiniste, ensuite, la discussion entre Tony et un boss new-yorkais montre l'hypocrisie de leurs rapports, mais ce qui attend Christipher, affranchi fraîchement initié et neuveu initié met à mal toute idée que les valeurs morales soient structurantes. Ce qui compte c'est le fric ainsi que Paulie, le boss de Christopher explique à la nouvelle recrue. Toutes les semaines, Christopher doit ramener 10 000 dollars à son boss pour que Paulie en verse une partie à son propre Boss, à savoir Tony. Tony explique à Christopher qu'il est le "Page d'un samouraï", mais, en réalité, il n'est qu'une vache à lait de plus pour son sous-boss, ce dernier n'étant qu'une nourrice pour le boss, c'est à dire Tony. Dans cette optique, où l'argent est la seule forme de hiérarchie, la mafia qui est montrée dans la série ressemble plus à une pyramide de Ponzi que l'organisation féodale protectrice de ses membres qu'elle s'imagine et affirme être. Ce fait est illustré par les nombreux manquements de Tony vis à vis du code qu'il est censé incarner lorsqu'il tabasse par exemple un autre affranchi (celui dont on apprend par la suite, dans des circonstances malheureuses, qu'il porte une perruque) qu'il n'a, théoriquement, pas le droit de toucher. Ce fait est d'ailleurs complètement intégré par les personnages qui affirment tout le temps que plus personne ne respecte les règles (cf la comparaison précédente avec l'Eglise Catholique). On notera également le nombre de mafieux retournés et infiltrés (malgré les châtiments qui attendent les traîtres) qui attestent du délitement structurel de l'organisation. Ne restent alors de la culture de l'organisation que les codes virilistes et masculinistes, comme tu le soulignes très bien.
Erwan G a écrit : ↑mer. oct. 22, 2025 12:27 pm
Subséquemment, les Sopranos (et les autres) ne sont pas des oligarques : Tony ne prétend pas devenir le boss après la mort d'April parce qu'il est le fils de son père, mais en raison de ses qualités mafieuses. Les fils de, on a plutôt tendance à les pousser loin de Cosa Nostra. On a donc une population sous éduquée qui se retrouvent avec beaucoup d'argent, qui deviennent de nouveaux riches mais sans culture ni bonnes manières. Ils profitent de l'ascenseur social pour leurs enfants, tout en profitant des bénéfices de leur travail. Leur but n'est pas de s'accaparer pour eux ou leur famille le rêve américain, c'est de le vivre à leur façon, avec un fantasme sur leur origine ("- Where are the fucking Romans, now ? - They're here !"). C'est là, à mon sens, la cause du racisme : ils participent du rêve américain, en tentant de s'élever et d'élever leur famille, là où les autres profitent ou détruisent le système.
Tu fais bien de souligner qu'on a affaire à une bande de gros beaufs qui ont cependant le mérite et la lucidité de souhaiter autre chose pour leurs enfants. Ca pourrait être d'ailleurs presque un autre thème, tant le destin de cette jeunesse est souvent tragique. Et tu as aussi raison sur l'ambiguïté identitaire de Tony (ambiguïté qui caractérise également le docteur Melfi d'ailleurs), même si je fais une autre analyse sur la cause de son racisme.
Tony se présente, se définit et mange comme un italo-américain, mais il s'identifie à Gary Cooper ("the strong, silent type") et aux héros de Western. Ses origines tiennent plus du fantasme, ce qui fait qu'elles se manifestent par ce rêve très étrange où il ne parle plus que l'italien, ou bien encore par celui où il est un centurion romain (après ce retour à Naples) ou, mieux encore, par les fantasmes qu'il élabore à propos de sa voisine, la belle Isabella. Il est également récalcitrant à s'investir dans la bataille de relations publiques pour faire interdit les manifestations hostiles à Christophe Colomb lors du Columbus Day et ne le fait que parce qu'il sent que son clan attend qu'il le fasse. Car, je pense qu'au même titre qu'il ne reste de la culture organisationnelle mafieuse que les réflexes masculinistes et virilistes, l'identité italo-américaine est le dernier vrai lien qui unit le clan. Si ce lien est la dernière soudure à tenir ensemble les hommes de l'organisation, son omniprésence entraîne également un rejet raciste des autres communautés, lequel est plusieurs fois exprimé par Tony même s'il est en affaire avec des Afro-américains, des Juifs ou des Russes. Les plaisanteries antisémites dont il affuble Hersch, son mépris pour le petit ami métis de Meadow et autres quolibets racistes qui reviennent régulièrement dans sa bouche sont la manifestation la plus évidente de ce racisme fondamental. Il est d'ailleurs à noter que David Chase ne se montre pas vraiment tendre avec les revendications ethniques ou victimaires quelles qu'elles soient, lorsqu'il fait dire à un psychanalyste que consulte Carmela " Many patients want to be excused for their current predicament because of events that occured in their childhood. That's what psychiatry has become in America. Visit any shopping mall or ethnic pride parade, and witness the results". (je suis sûr que tu apprécieras cette perle de sagesse).
Orlov a écrit : ↑mar. oct. 21, 2025 9:21 pm Elle est aussi très violente avec un mort (au moins) par épisode, parfois pour des motifs futiles.
Par saison, oui. Par épisode, non. Il y a des tas d'épisodes où il n'y a pas de mort. Des tentatives, parfois, des actes de violence, souvent, mais des fois, non. Par contre, on passe sur tous les modes de violences (physiques, mortelles, sexuelles, psychologiques, familiales...). Pareil, je ne suis pas d'accord avec toi quand tu dis qu'on ne peut pas aimer Tony Soprano. Je pense, au contraire, qu'on peut l'apprécier mais que les phases où tu apprends à le prendre pour ce qu'il prétend être (un business man vivant le rêve américain en provenance du caniveau) se terminent systématiquement par la preuve qu'il n'est pas cela et qu'il est ce que tu appelles le cancer de la société américaine.
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Alors, tu as raison, j'ai vérifié les chiffres: il n'y a pas un meurtre par épisode car six épisodes sur 85 n'en montrent pas. En tout la série a vu 92 personnages mourrir, dont 66 par mort violente. Pour 85 épisodes, c'est un bodycount à faire palir l'ami Johan Scipion. Blague à part, tu as absolument raison sur le fait que le meurtre n'est pas la seule forme de violence présente. Mais je vais rester sur la violence homicide car elle va me permettre non seulement de rappeler que la série est remarquable pour la manière dont elle la traite (sans glamour) mais également de faire le lien avec ce que tu dis sur l'affection qu'on peut porter à Tony Soprano. Parmi la soixantaine de morts violents, une trentaine peuvent être attribués à Tony directement ou indirectement. Certains sont justifiés par la nature des activités de Tony: dans le monde criminel, le meurtre fait partie du business. Il est parfois préférable de l'éviter, mais il n'y a parfois pas le choix. D'autres sont liés au fait que la vie de Tony est mise en danger et qu'il s'agit de parer le danger. Mais, dans au moins deux cas, la mort provient de l'incapacité de Tony à contrôler ses pulsions. Si Tony n'est pas sadique, et qu'il aime sincèrement certains de ses amis, sa femme et ses enfants, il est également mû par une profonde colère. Au début de la série, on suit le diagnostic du Docteur Melfi qui lui explique que sa colère, c'est l'expression de sa dépression. A la fin, on sait que la violence de Tony n'a pas d'autre explication qu'elle même, ce qu'illustre la dernière scène de la série. La violence des Sopranos est absurde, endémique et sans fin. Elle n'est ni une manifestation perverse de la main invisible du marché, ni ne tient de la folie meurtrière, elle est tantôt fatum, tantôt endogène à une société fragmentée et à la culture mafieuse. De ce fait, la série a réussi ce remarquable exploit de faire de la violence et du meurtre un ressort tendu en permanence, comme si le récit allait exploser sans jamais les idéaliser. Si beaucoup de séries de gangsters ont un peu le cul entre deux chaises dans la manière dont les personnages se servent de la violence pour de "bonnes" raisons, la série ne tombe jamais dans ce travers: on y tue pour quelques dollars, pour garder ses secrets ou par lubie. Et, tout comme ce bon docteur Melfi, on finit par ouvrir les yeux sur la personnalité profondément pathologique de Tony, même en connaissant ses souffrances. Et la série a alors atteint son but: desciller le spectateur sur le spectacle de la violence et de la glamourisation du monde criminel.
Bref, les Sopranos sont une oeuvre majeure qui articule dans une narration haletante et dans la durée des thèmatiques qui parlent tout autant du monde moderne que de choses universelles.