« Mon ami, je présentais ton départ depuis bien des rêves. Voilà une bien mauvaise nouvelle pour tes amis, les Hommes des Bois. » Beleg me fixa de son regard cristallin. Comme toujours, la flamboyance de ses pupilles hésita entre l’azur et l’émeraude et, comme toujours, cela me troubla. Le souffle frisquet d’une bise matinale agita quelques-unes de ses mèches blanches et me fit frissonner. Je remontai le col laineux de ma tunique pour couvrir mon cou dénudé et ajustai mon arc porté en bandoulière. Ma besace de voyage, emplie du stricte nécessaire, cinglait mon autre épaule. Droit devant moi, l’elfe posa une main sur celle-ci. Son geste amical me surprit car il était habituellement peu démonstratif de ses sentiments. Derrière lui, Vannedil restait muet, les yeux plissés par les rougeurs lumineuses de l’aube ensoleillée, celle de nos au revoir. Emu, j’atermoyai quelques mots de mes lèvres gercées qui libérèrent quelques volutes blanchâtres : «
— En effet, mon départ est saugrenu en ces temps troublés mais, comme moi, tu as rencontré le vala. Il t’a parlé, à moi aussi. Je ne sais ce qu’il t’a dit mais, en moi, ses mots animèrent une flamme trop longtemps vacillante, celle d’une destinée, et je me dois de la suivre.
— Il t’a apporté ce que tu cherchais : ta quête, celle mise de côté. Je ne te critique pas Araval, fils d’Araglas. Je sais là, ton aventure.
— Souviens toi, mon ami, les maillons outre-passent, ils s’échappent vers l’est. Je ne peux attendre indéfiniment de les pister. Et puis, notre décision fut sage. Nous avons évité la division des peuples. Les miens vont rejoindre les terres septentrionales délaissées par les viglundides. Ainsi, toujours porteurs de la Lampe dorée, proches des elfes et des béornides, ils résisteront à l’inévitable déchaînement de l’Ennemi qui les aurait fatalement anéantis en restant éparpillés. Je fis une pause. Mes yeux regardèrent l’astre naissant et j’esquissai un mince rictus. Oui, la cohésion de tous m’offrira le temps précieux de mon retour, affirmai-je. Fort d’un nouvel artefact entre mes mains, je reviendrai et les aiderai. Sa puissance bienfaitrice repoussera l’Ombre dans les tréfonds de l’oubli. Je dois suivre ma destinée.
— Je te l’ai dit, je comprends. Tu le sais, il m’arrive d’avoir des visions, parfois vagues et éthérées. Aujourd’hui j’ai le don de préscience et j’ai vu quelques trames du destin se tisser. Certaines envoyaient les Hommes des Bois combattre Dol Guldur. C’eut été une folie. La forteresse noire est imprenable et nous le savons pertinemment. Dans tous les fils que j’ai pu délier, ce choix aurait poussé hommes et elfes aux tourments d’une victoire acide aux pertes colossales. Certes, un maigre répit dont nul n’en serait revenu, ni toi, Araval, ni Vannedil. La lampe d’or eut été perdue aussi. Je sais notre choix du repli sage et éclairé. Et tel nous en avons décidé.
— Il te faudra patiemment tenir ta garde avant qu’un nouvel espoir s’éveille. Celui-ci viendra de l’ouest, j’en ai la certitude. La lame royale sera reforgée et son porteur resplendira au milieu des ténèbres. Oui, porte ton regard vers l’ouest Beleg. Pour ma part, ma route mène à l’est. Regroupez-vous, elfes et hommes, tenez jusqu’à mon retour.
— Ceci a toujours été le cœur de notre combat, sourit Beleg, même si le sacrifice est rude pour les Hommes des Bois. Tenir ? Oui, mon arc chantera. L’espoir ? Il vit en moi. Un jour, je sais que je verrai refleurir Vertbois-le-Grand sous un grand soleil, épanoui au firmament de cieux sans nuages. Les tiens retrouverons leurs chez-eux et la Lampe illuminera toujours leur grande salle. »
L’elfe se tut. Il expira longuement et nous comprîmes, tous deux, que nous échangions là des mots d’adieu. Il reprit posément : «
— Pister les maillons est un chose, les reprendre une autre. Je ne doute pas de tes qualités mais cela sera long. Araval, mon ami, je sais que ta quête accapare ton esprit, son dénouement approche mais reste périlleux. J’espère te revoir un jour et croiser ton regard vieilli. Il ôta méticuleusement son collier pour le ceindre à mon cou. Ce collier contient les larmes du semi-elfe Eärendil, poursuit-il. Il m’est cher et n’a jamais quitté le cou d’un elfe. Je te le donne. Qu’il t’éclaire dans les lieux les plus sombres, qu’il t’apporte le courage lorsqu’il t’aura quitté. Au mot de Calad, il illuminera ton chemin et revigorera ton cœur. Garde-le en souvenir de notre amitié et que nous nous revoyons bientôt ! Puisses-tu ramener cette chaine que tu espères reformer depuis si longtemps et nous retrouver, alors, dans les magnifiques sous-bois de Vertbois-le-Grand.
— Je touche l’honneur que tu me fais. Sa lumière me guidera lorsque je serais aveugle. Et si je le peux, je te retrouverai sous les bosquets resplendissant de Vertbois. Cependant, si, par mon destin, je déchire le voile des âmes avant toi, c’est souriant que je t’attendrai dans l’au-delà. Tu ne pourras manquer de m’apercevoir car je porterai ce collier lumineux. Ma voix chevrota et ne put soutenir le regard de mon ami. Je me tournai vers Vannedil. A présent, tes cheveux sont gris, tout comme ta barbe. Tes traits s’étirent, l’âge tasse tes épaules, mais ta sagesse resplendit. Ton discours conciliateur, face à l’assemblée, restera dans les mémoires des Hommes des Bois et des Elfes sylvestres et beaucoup l’évoquerons longtemps. Tous reconnaîtront ton discernement éclairé et, en héro, tu seras leur berger, celui qui les protège des loups affamés. Sache que ce fut une grande fierté de t’avoir à mes côtés sur les sentes sauvages. Je ne doute pas de pugnacité pour conserver l’unité fragile de nos peuples face à l’adversité. Lorsque je serai seul auprès de mon feu de camp, mon regard mélancolique perdu sous la voie lactée, je fredonnerai tes chants pour me réconforter. Et si vous revoyez notre petite amie de la Comté, souhaitez-lui une belle vie ! Je n’ai pu dire au revoir à ma fille, cela m’est un adieu trop déchirant, mais je sais que vous saurez l’embrasser pour moi !, déglutis-je difficilement pour conclure. » Alors, je ressentis le courage fugace d’entreprendre un premier pas. Hésiter serait renoncer : je fis une seconde enjambée.
à suivre...