Journal de Mike Beckman
Whitby, 7 février 2023 (suite)
Mon rêve a été plus intense, plus marquant que les variations habituelles qui sortent de mon cortex aux heures les plus sombres. J’ai d’abord eu droit à un nouveau cocktail de souvenirs, mélangés sans souci de cohérence, où j’ai retrouvé Nigel, l’Araigne, le Chien Noir, le Moharahani, la chambre 13 du Hoosier Holiday Hotel…
Et puis, à ces images s’est substituée une vision d’une netteté inhabituelle.
Au milieu de nulle part. Tout est blanc. Une bagnole perdue, dans le blizzard, roulant au pas, luttant contre la tempête de neige. Un pick-up Ford Ranger, d’un orange incongru dans cette blancheur aveuglante.
Peu à peu, je distingue la silhouette, puis le visage de la conductrice.
Raven.
Elle est seule au volant et, dans ses yeux, je lis l’anxiété, l’urgence, la peur.
Peur qu’il soit trop tard, peur pour nous, Rose et moi.
Je sens qu’elle sent ma présence et qu’elle cherche à m’envoyer un message d’alerte.
Le cœur battant, je distingue alors trois silhouettes très vagues, qui avancent à travers le blizzard, vers la voiture. Puis le blanc recouvre tout.
Contrairement aux cauchemars habituels, qui partent en lambeaux, puis disparaissent au cours de la journée, celui-là est resté imprimé dans mon cerveau.
Sans regarder l’heure, j’ai tenté d’appeler le Wabash Lodge, où Raven vit, avec Willie. En vain, évidemment, le blizzard occultait toute communication.
J’ai pris la voiture et me suis rendu au poste de police. Je devais parler à Rose.
Elle m’a écouté, alors que nous étions seuls dans son bureau de Town Marshal. Elle seule, à Whitby, pouvait entendre ce que j’ai raconté. La liaison radio ne fonctionnait pas, évidemment.
C’est le moment qu’a choisi Bob Campbell, le nouvel adjoint de Rose, pour revenir de patrouille. Bob est un homme solide, un flic sur lequel Rose sait qu’elle peut compter. Il est revenu à Whitby je ne sais pas trop pourquoi, mais il est d’ici et ça signifie beaucoup.
Il raconta à Rose qu’il avait découvert un véhicule abandonné, pas loin de la casse, près de la Wabash, une Ford Ranger orange.
J’ai serré les dents, pendant qu’il continuait.
La voiture était verrouillée, mais les clefs étaient sur le contact et personne n’était à l’intérieur. En quelques instants, Rose confirma ce que je savais déjà : la plaque d’immatriculation était celle d’un pick-up appartenant à William Lowry.
Mon vieil ami Willie l’Indien.
- On y va, lâcha Rose.
Je l’accompagnai. Bob Campbell nous regarda partir, sans poser de questions…
- Mes enfants, vous allez devoir rester à la maison aujourd’hui.
Je pose ma tasse de café et regarde Dorothy. Devant elle, le paysage est recouvert de neige et le vent gagne en intensité. Sondra relève le nez du Whitby Daily et sourit :
- La bibliothèque n’ouvrira pas aujourd’hui, Dorothy, ne t’inquiète pas.
Puis elle me regarde et pointe du doigt un article dans le journal.
- Tu as vu ce que Miss Myers dit de ton dernier roman ?
Je hausse les épaules. Amanda Myers s’était contenté d’un entrefilet lapidaire, évoquant un roman en-deçà de mes précédentes productions.
- Avec le papier du New York Reader, ça me fait une moyenne.
La rédactrice du Whitby Daily n’avait pas digéré que je résiste à son charme. Elle s’en remettrait.
- Je vais faire des cookies, déclare Dorothy.
Je regarde par la fenêtre : le blizzard, au-dehors, me fait frissonner. Pourtant, je n’ai pas froid.
Le trajet me parut durer des heures, dans le blizzard qui redoublait. En arrivant sur les lieux, nous eûmes l’impression que la voiture était naufragée au milieu de nulle part. Rose l’examina, tandis que je me tenais en retrait. Elle finit par briser une vitre pour accèder à l’intérieur et brandit bientôt un sac à main. Il contenait, entre autres, les papiers de Vera Crow, alias Raven. Il n’y avait aucune trace de lutte, et la neige avait déjà tout recouvert aux alentours. Où était-elle ?
Un bruit de moteur me parvint. Une camionnette approchait, que j’identifiais malgré la neige : c’était la dépanneuse de Brad Kuttner, le propriétaire de la casse. Elle s’arrêta un instant, puis fit demi-tour. Je me mis à courir, essayant en vain de rattraper le véhicule.
Rose avait bondi dans sa voiture et se rapprocha, me recueillant au passage.
- Il a disparu, avec ce satané blizzard, pesta-t-elle.
- Il est sûrement à la casse, commençai-je, avant de m’interrompre.
La parka de Rose était couverte d’aiguilles de pin, qui s’étaient collées à elle quand elle avait fouillé le Ford Ranger. Nous nous regardâmes, perplexes : que se passait-il ?
La dépanneuse était bien à la casse automobile, près du bungalow servant de bureau à Kuttner. Le moteur était encore chaud. Bientôt, l’homme apparut, son fusil en main.
Il parut ne pas comprendre ce que Rose lui demandait, et nous demanda de partir, puisqu’aucun mandat n’autorisait qu’on soit là.
- Que le Town Marshal Fred Hurt aille se faire foutre, gromella-t-il. Fichez le camp !
Quelque chose n’allait pas. Kuttner agissait comme un somnambule et, surtout, il parlait de Hurt comme s’il était encore en poste. Et, à la lisière de la raison, je sentais que quelque chose clochait tout près.
Je parcourus les alentours du regard, sourd aux injures de Brad Kuttner, et m’arrêtai.
Devant moi, se situait une cabane dont je n’avais aucun souvenir. J’avançai dans sa direction et m’arrêtai à quelques mètres.
- Il n’y a rien là-dedans, cracha Kuttner.
Pourtant, je sentais que quelque chose se trouvait là, derrière l’unique porte de la cabane. Je me retournai : Rose était tenue en joue par Brad Kuttner, mais n’avait pas lâché son arme.
- Puisque vous y tenez, on va discuter… là-dedans !
Rose fixa l’homme :
- Il y a quoi là-dedans ? Raven ? Cet endroit… c’est le No Man’s Land, c’est ça ?
Il eut un sourire mauvais et me braqua :
- Ouais, c’est ça, Raven est là. Ouvrez !
J’ouvris la porte. Il n’y avait là que des ténèbres. Nous fîmes un pas en avant et la porte claqua derrière nous, comme le couvercle d’un cercueil qu’on ferme.
Ce n’étaient pas les ténèbres, mes vieilles amies, mais une obscurité plus épaisse, que la maglite perçait à peine. Il faisait chaud dans l’unique pièce, contre toute raison. Et puis, un gargouillement venu de nulle part se fit entendre, avant que les fenêtres ne disparaissent, que les meubles fondent sous nos yeux. Nous étions dans quelque chose qui vivait.
La terreur s’empara un instant de nous quand nous réalisâmes que ce quelque chose était en train de nous digérer.
J’appelai Raven, en vain, tandis que Rose balayait l’espace de sa maglite. Les murs avaient laissé la place à des parois organiques et, ça et là, se devinaient les ossements de choses ou d’êtres qui étaient passés par là plus tôt.
- Le chien de Kuttner, sans doute, dit Rose en secouant la tête.
Nous sûmes alors que Raven n’était pas dans cette chose, mais n’étions pas pour autant tirés d’affaire. Un hurlement se fit entendre et, le temps d’un battement de cœur, la paroi s’entr’ouvrit, pour laisser entrer une nouvelle proie : Kuttner, qui hurlait comme un damné, balancé là par ceux qui nourrissaient cette chose.
Durant le bref instant où il fut jeté en pâture, j’aperçus ce qui l’avait envoyé là.
L’être n’avait rien d’humain. Que se passait-il ici ? Quel enfer se déchaînait autour de nous ?
Je tentai de maîtrise Kuttner, pris de folie. Sans doute son esprit avait-il définitivement basculé à cet instant. Rose hurla et ramena le calme.
- Le Gardinel… il va nous bouffer, il a déjà digéré un clodo… ils l’ont construit, ceux d’avant !
Kuttner parlait tout en pleurant, et commença à ânonner l’hymne américain, comme si c’était son seul barrage contre la folie.
- Où est Raven ?
Rose et moi avions posé la même question.
- La fille ? Elle est avec eux, pour leur rituel… ils nous tuerons tous !
Il reprit sa mélopée, tandis que nous sentions sur notre peau la brûlure des sucs digestifs de cette abomination. Il y avait bien une façon de sortir de cette horreur…
C’est alors que je ressentis un appel. Je criai, j’appelai, qui que ce fût, puis me concentrai et dirigeai toutes mes pensées vers l’appel. Quelque chose changeait. Ce fut d’abord une faible lueur, puis la lumière se fit plus forte encore et je devinai une silhouette spectrale devant moi. Incrédule, je la vis se tourner vers nous : Willie était là et nous tendait la main.
Rose et moi avançâmes vers lui et nous comprîmes que nous étions nous aussi devenus intangibles. Je tentai de tirer Kuttner par le bras pour l’entraîner avec nous mais il était resté prostré et n’était pas devenu spectral. Renonçant, je fis quelques pas, puis basculai, tombant vite à quatre pattes dans la neige.
Le blizzard glacial nous gifla le visage. Nous étions de retour.
Je relevai la tête : le spectre de Willie était en train de s’effilocher, comme s’il était emporté par le vent glacial. D’un geste, il nous montra le bâtiment devant nous, puis disparut dans l’air.
Sans tarder, nous nous dirigeâmes dans sa direction.
Du coin de l’œil, nous eûmes le temps d’apercevoir une silhouette qui se faufilait entre les carcasses rouillées. Quelque chose rôdait là.
- Mais c’est mon ami Beckman !
Epstein, encore une fois, avec l’un de ses sbires habituels et son sourire mauvais. Cet après-midi là, je croyais être le dernier dans les couloirs de la Middle School, et n’avais qu’une hâte : retrouver mes trois complices du Gang of Four parce que Nigel veut nous montrer un jeu à propos de dragons.
- Bill, je…
- Silence, l’intello… oh, mais c’est un chouette sac à dos que tu as là. Voyons voir ce qu’il contient.
Il m’a pris mon sac des mains et l’a ouvert, et s’apprête à en vider le contenu au sol, l’une de ses spécialités.
- Un problème, jeunes gens ?
Willie, l’Indien, comme on l’appelle dans son dos, a fait son apparition dans le couloir, sa vieille boîte à outils au bout du bras.
- Merde, le peau-rouge, a marmonné le garçon derrière Epstein.
- On se reverra, Beckman, lâche Epstein, avant de tourner les talons.
Je reste immobile, le dos plaqué au mur, la sueur me glaçant l’échine, puis je tourne la tête en direction de Willie.
Il hoche la tête et je crois voir un mince sourire se dessiner sur ses lèvres.
Nous entrâmes. Le couloir était en désordre et nous ne tardâmes pas à faire du bruit en avançant. Après quelques mètres, nous fûmes attaqués par deux êtres semblables à celui que j’avais aperçu peu avant. Rose fit feu sur le premier tandis que je me débarrassai tant bien que mal de celui qui m’avait attaqué toutes griffes dehors.
La créature semblait faite de matière végétale et était couverte d’aiguilles de pin. Une puissante odeur de bois pourri l’accompagnait. De ses grands yeux blanchâtres, elle regarda son congénère à terre.
- Où est Raven ? cria Rose.
Pour toute réponse, la chose se jeta sur elle. J’essaie en vain de la frapper avec le premier truc qui me tomba sous la main, mais Rose finit par l’abattre.
Nous n’eûmes pas le temps de nous demander ce qu’étaient ces créatures. Il fallait trouver Raven. De derrière une porte voisine, nous parvenait une sorte de chant, qui n’avait rien d’humain.
Arme en main, Rose ouvrit la porte : une volée de marches s’enfonçait sous terre et une forte odeur de décomposition flottait.
Marche après marche, nous descendîmes, jusqu’à la chaufferie.
Raven était là, bâillonnée, attachée par les mains et les pieds, à demi-dévêtue. Des dessins étranges parcouraient son corps, semblant tracés avec du sang. A ses pieds, la carcasse du rottweiller de Kuttner gisait.
Une autre des créatures était penchée sur Raven, psalmodiant dans une langue qui n’avait rien d’humain. Elle se tourna vers nous et parla, d’une voix sifflante :
- Les Shonokins sont immortels. Nous avons toujours été là, nous serons toujours là...vous ne nous vaincrez jamais.
Rose fit feu sans hésiter. Les aiguilles de pin volèrent.
La chose resta un instant immobile, fixant sans y croire le trou dans ce qui lui servait de poitrine.
La balle suivante la toucha à la tête. Elle s’écroula, pas si immortelle que ça finalement.
Délivrée, Raven se jeta dans mes bras. Nous la recouvrîmes des vêtements que nous trouvâmes ça et là, puis quittâmes cet endroit maudit. Quelques instants plus tard, nous étions dans la voiture de Rose, la jeune fille toujours cramponnée à moi.
Au poste de police, Rose fit rapidement cesser les questions. En état de choc, Raven n’avait toujours pas prononcé le moindre mot. Elle était en sécurité, maintenant, mais il nous fallait retourner là-bas.
Bob Campbell proposa à Rose de l’accompagner, mais celle-ci refusa. Raven toujours accrochée à moi, notre Town Marshal dut se résoudre à aller là-bas seule.
Rose ne m’a pas raconté ce qu’elle a fait là-bas. Ce n’était pas nécessaire. Je sais qu’elle est retourner à la casse, et a traîné les carcasses des créatures jusqu’à l’étrange cabane pour les y jeter.
Puis le Gardinel a perdu son apparence, la porte est devenue bouche, tandis que les fenêtres disparaissaient, que les murs perdaient peu à peu leur structure.
La chose est devenue une masse sombre qui a lentement disparu, comme si elle était repue, pour ne laisser qu’une trace brûlée.
Le Gardinel est reparti d’où il venait.
En début d’après-midi, Rose est revenue et a donné à Campbell la version officielle : Kuttner avait enlevé la jeune fille, avant de prendre la fuite lors de notre arrivée. Bien sûr, il serait recherché partout. Mais Rose et moi savions qu’on ne retrouverait jamais Brad Kuttner.